Contexte et objectifs


Jamais on a autant parlé de l'information. Jamais, pourtant, cette dernière n'a été confrontée à des difficultés aussi redoutables : rendre compte d'un monde de plus en plus complexe pour des lecteurs de plus en plus indifférents, dans un climat de suspicion et de concurrence de plus en plus âpre. Mais face à la complexité de ces questions, les nouveaux outils et modèles dont la presse a besoin pour préserver son rôle ne peuvent naître spontanément, ni lui être dictés par des influences extérieures. De ce fait, la réflexion professionnelle, privée de visibilité, faute de données et de synthèses concrètes et dépassionnées, tiraillée par des urgences multiples et des critiques contradictoires, a longtemps semblé tourner en rond, de tables rondes en débats, tandis que s'accélérait la transformation de son environnement économique, juridique, social, et les attentes de ses destinataires...

C'est la raison pour laquelle douze organismes de presse et écoles de journalisme ont décidé de réagir en fondant ensemble un centre commun d'études et de prospective au service du développement de la profession.

Cette structure de départ, volontairement légère a reçu trois missions :

  • opérer dès à présent comme un bureau d'études, de documentation et de prospective au service de la profession, en entreprenant ou prolongeant des travaux de recherche sur des problèmes tels que la qualité ou la lisibilité ;
  • développer une offre de conseils et de services concrets pour les éditeurs ;
  • préfigurer un véritable centre technique national de la presse, adapté à l'ampleur des bouleversements que connaît la profession.



Le point de départ : deux constats préoccupants

Cette initiative fait suite à deux études commanditées par la mission prospective de la Communauté urbaine de Lyon. La première, fondée sur de multiples données concordantes, a montré que les perspectives réelles de l'information dans la société étaient très différentes de ce qu'annonçaient les prédictions sur la "société de l'information". Loin de favoriser l'émergence d'un super-citoyen, l'explosion de l'offre d'information s'accompagne d'une fragmentation accélérée de l'espace informationnel, où chaque individu se replie sur ses domaines d'intérêt spécifiques et déserte la sphère commune. Cette tendance ne se manifeste pas seulement dans la chute accélérée du lectorat de la presse d'information générale et dans le morcellement croissant de l'information spécialisée. Elle se constate tout autant dans la progression constante de l'abstention électorale et est confirmée par d'autres indicateurs : "Société de l'information" ou pas, l'information commune intéresse de moins en moins.

La seconde étude a, pour sa part, montré que les médias d'information français, de même que les écoles de journalisme, étaient très sérieusement handicapés par le retard qu'accuse notre pays en matière d'expertise collective dans des domaines tels que la gestion de l'information, la connaissance des lectorats, les techniques rédactionnelles et éditoriales, la documentation de presse ou encore la didactique du journalisme.


Le présent : un secteur capital privé de repères

Dans un nombre croissant de pays, les éditeurs et journalistes ont identifié la recherche et les études professionnelles comme une clef majeure de la préservation et du développement du rôle de la presse. Beaucoup se sont dotés, avec l'aide des pouvoirs publics ou de grandes fondations, de centres ou de réseaux coopératifs spécialisés dont les travaux leur fournissent des données précieuses et contribuent à développer des outils conceptuels et techniques mieux adaptés aux défis qu'ils affrontent.

En France même, la plupart des secteurs industriels disposent de centres techniques professionnels destinés à mener les études, recherches et synthèses dont ces professions ont besoin. Des branches dix fois moins importantes que la presse en terme de chiffre d'affaires ou d'emplois ont à leur disposition des instituts sectoriels réunissant des dizaines d'experts et de documentalistes.

Par comparaison, il est frappant de constater qu'alors tant d'efforts publics portent sur la "société de l'information", les problèmes réels qui affectent l'information dans la société ont été longtemps laissés de côté, comme si ce métier était si simple et si peu important qu'il soit le seul à devoir se passer de données fiables et d'approfondissement professionnel méthodique et durable.


La réponse : reconquérir la maîtrise des connaissances et des choix

Bien des personnes se proposent de dire à la presse ce qu'elle devrait être. Ce n'est aucunement la démarche du centre, dont la vocation n'est pas normative mais limitée au renforcement des connaissances appliquées et à l'innovation. Il s'agit, tout simplement, de ne pas subir passivement :

  • L'indifférence croissante des lecteurs (comment les intéresser ?)
  • Le scepticisme des citoyens (quelles solutions ?)
  • La dégradation de l'environnement économique (quelle valeur ajoutée ?)
  • La routine des recettes toutes faites (peut-on faire mieux ?)
  • Les prescriptions des "experts" (que valent-elles vraiment ?)
  • La dilution des spécificités du journalisme (qu'est-ce qui le différencie de l'offre des multiples "producteurs de contenus" ?)
  • La complexité des sujets (sommes-nous condamnés à l'approximation ?)
  • La déperdition des ressources humaines (comment mieux valoriser les compétences professionnelles ?)
  • L'habileté des sources (quelles parades ?)
  • La judiciarisation de l'information (peut-on l'évaluer quantitativement ? Comment renverser la tendance ?)

Pour toutes ces questions, et bien d'autres, les dernières décennies ont montré que les réponses hâtives, les débats éphémères ou les prescriptions externes ne menaient nulle part. Il faut des données solides et des travaux concrets, tenaces, mais aussi respectueux des spécificités de la profession. Comme toutes les grandes composantes de la société (industrie, santé, justice, agriculture...), la presse a besoin de vraies recherches appliquées pour approfondir ses méthodes et ses connaissances. Et les graphiques montrent qu'elle en a besoin très vite.


Le moyen : un outil adapté aux spécificités de la presse

Le développement d'un potentiel de documentation, d'études et de recherche à la mesure des défis que rencontre l'information ne peut résulter simplement de la multiplication d'initiatives disparates ou de prestations approximatives, dont chacune a déjà montré ses limites. L'analyse des besoins actuels et des déficiences passées a montré que seul un outil durable, associant une forte culture professionnelle avec une réelle rigueur scientifique et doté de moyens d'étude et de documentation adaptés peut produire des éléments utiles, sérieux et suivis dans le temps.

C'est ce qui a conduit à créer une structure collective spécifiquement consacrée au développement de la recherche appliquée de la presse française. Cet instrument pourrait en fait apporter des éléments de réponses à de nombreux niveaux (économiques, civiques, culturels, scientifiques, professionnels, pédagogiques...), mais dans le cadre d'un cahier des charges précis :

  • Correspondre réellement aux besoins des différentes familles de la presse, ce qui implique que les journaux et agences de presse soient étroitement associés à cette démarche.
  • Se concentrer sur des missions bien définies, et ne pas déborder sur les questions qui relèvent de l'appréciation des journalistes et responsables d'entreprises de presse et de leurs organisations.
  • Eviter la confusion avec la recherche universitaire, seule instance légitime de validation des connaissances scientifiques, mais veiller à développer avec celle-ci les liens qui conditionnent la fiabilité de toute recherche professionnelle.
  • Ne pas s'apparenter à un club fermé mais favoriser les projets collectifs, en particulier avec les écoles de journalisme reconnues par la profession.


Les missions : synthétiser, rapprocher, rechercher

Les missions du centre ne sont pas figées. Parce que ce dernier regarde toute la profession, mais aussi les pouvoirs publics, il ne peut résulter que du dialogue entre les différentes parties concernées. Toutefois, les études préalables et les nombreux entretiens déjà réalisés permettent de dégager quelques grands axes de travail :

Il apparaît que la première nécessité est d'ordre documentaire : les travaux et données importants pour la profession sont légion, mais ceux-ci sont hétérogènes, généralement austères (d'autant que beaucoup ne sont pas en français) et demanderaient souvent un travail de recoupement statistique et un suivi permanent. Dans un métier aussi complexe, aborder efficacement un problème quelconque implique d'abord de disposer d'une synthèse claire et à jour des connaissances sur la question : repartir toujours de zéro mène rarement très loin.

Une autre urgence est de développer une vraie capacité d'interface, d'incitation et de travail en réseau. Si la recherche appliquée française est actuellement quasi insignifiante à l'échelle internationale (combien de Français figurent par exemple dans le Newspaper Research Journal... ou le lisent ?) c'est aussi en raison du profond fossé qui sépare les problématiques des professionnels et celles de la recherche académique. Ce fossé, sans équivalent dans les autres grands secteurs de la société (santé, justice, agriculture...) conduit souvent à un dialogue de sourds, faute d'un point de rencontre dépassionné et dynamique. Par ailleurs le niveau actuel de concertation entre les organismes ou les écoles de la profession ne leur permet pas de s'entendre sur des programmes d'étude suffisamment ambitieux, qui, de toutes façons, ne disposeraient pas de financements appropriés.

Enfin, la troisième mission essentielle du centre est évidemment de mener lui-même des travaux, le plus souvent en collaboration, sur des questions actuellement peu explorées dans cette perspective (par exemple la psychologie de la lecture de presse, la qualitologie appliquée aux rédactions, la didactique du journalisme, etc.). Les pistes possibles sont très nombreuses et certaines, comme la lisibilité rédactionnelle, font déjà l'objet de travaux en cours. Toutefois le lancement des différents programmes dépendra des besoins exprimés.


L'organisation.

Le Centre est une organisation à but non lucratif, régie par la loi du 1er juillet 1901. Il est géré par un conseil d'administration au sein duquel les organisations représentant les entreprises de presse détiennent statutairement la majorité des voix. Il est dirigé par deux délégués, respectivement en charge des questions administratives et financières et de la recherche.

Pour concilier les deux impératifs du centre - rigueur scientifique et pertinence professionnelle - chacun de ses collaborateurs doit bénéficier d'une véritable double compétence, c'est-à-dire posséder à la fois une expérience du journalisme et de l'enseignement supérieur ou de la recherche.

La structure actuelle est une base de départ, et non un aboutissement. Son développement reposera un financement mixte. Comme dans tout centre technique, les prestations privées doivent être financées par ceux qui en bénéficient, tandis que les travaux de recherche d'intérêt public relèvent du budget de l'Etat. A titre de comparaison, ce dernier réserve chaque année près d'un milliard d'euros à la recherche-développement en "sciences et techniques de l'information et de la communication", dont la quasi totalité est captée par les industries des réseaux électroniques. Toutefois, même dans sa configuration maximale, le centre devrait rester une structure de taille modeste, soit une équipe de 15 à 20 personnes quand les autres centres techniques sectoriels français comptent en moyenne, 160 salariés.

 


Quelques repères

- La diffusion de la presse d'information générale - quotidiens et périodiques, nationaux et régionaux - a baissé de plus de 500 millions d'exemplaires entre 1982 et 2003 (-18,85%), dont près de 250 millions pour la presse nationale (-35,71%). Ce phénomène traduit un repli des lecteurs vers des domaines d'intérêt de plus en plus spécifiques, repli qui, après avoir profité à l'information spécialisée, la menace à son tour (-7% entre 1998 et 2003)

- Le désintérêt du public pour les consultations collectives, qu'elles soient politiques ou syndicales, suit sa désaffection pour l'information. Aux élections municipales, par exemple, le taux d'abstention est passé de 22% en 1977 à 32% en 2001. Aux élections professionnelles, il a progressé de 37% en 1979 à 66% en 1997.

- Ni l'arrivée des nouveaux médias, ni même la télévision, n'expliquent ces phénomènes, plus profonds et qui les concernent tout autant. En 1974, les Français consacraient aux journaux télévisés 21 % du temps qu'ils passaient devant la télévision, contre 14,2% en 2000. A l'inverse, les pays où l'on utilise le plus la télévision et internet sont aussi ceux où l'on lit le plus de journaux.

- En moyenne sur quinze ans, seule une petite moitié (49,2%) des Français estime que l'information de presse reflète à peu près la réalité. En 2001,17,6% d'entre eux classaient les journalistes parmi les professions pour lesquelles ils ont de l'estime. En cas de catastrophe majeure, 19 % déclaraient se fier à la presse pour en expliquer les raisons (contre 63,6 % pour les associations environnementales, 59,4 % pour les médecins, etc.).

- On ignore à peu près tout des connaissances du public et de son intérêt pour les éléments de l'actualité. En matière économique, les dernières données sérieuses datent de 30 ans. Elles indiquaient que 40% des personnes interrogées connaissaient le sens du terme "Inflation", 21% "Expansion" ou "Productivité", et 19% "Charges sociales" ou "Dévaluation". Dans les autres domaines (sciences exceptées), les indications sont encore plus fragmentaires : moins de la moitié des personnes interrogées savent qui était Rodin (44.4%), quelle note donne le diapason (43,5%), ce qui s'est passé à Diên Biên Phu (40,6%) ou ce que veut dire R.P.R. (33%). Mais ces indications anecdotiques ne permettent aucun découpage socioprofessionnel et ne bénéficient d'aucun suivi dans le temps.

- Aucun manuel de journalisme ou de rédaction francophone ne tient compte des avancées des sciences cognitives des vingt dernières années (ou ne semble même les connaître). Les concepts linguistiques et psychologiques sur lesquels ils se fondent, explicitement ou non, sont généralement archaïques et souvent erronés. À titre d'exemple, les indications sur le vocabulaire des lecteurs sous-estiment celui-ci d'un facteur 10.

- Il n'existe pas en France, d'interface entre la recherche académique et les problématiques des éditeurs et des journalistes, contrairement à ce qui est le cas dans beaucoup de pays étrangers. Les éditeurs français qui se préoccupent de leur évolution n'ont à leur disposition que des prestataires dont les méthodes sont scientifiquement très discutables et, surtout, notoirement dépourvues d'efficacité en matière de presse.

- Aucune école de journalisme française n'a les moyens de développer une recherche appliquée digne de ce nom. Presque toutes ont même renoncé à se tenir au courant des travaux internationaux dans ce domaine.

- Une expérience américaine de grande envergure comparant plusieurs formes d'articles auprès de plus de mille personnes a montré que la structuration classique (Qui a fait quoi, quand, où, etc.) était de loin la moins efficace pour attirer et retenir l'intérêt des lecteurs. Par ailleurs, un très gros programme de recherche technique, la Readership Initiative, a été mis sur pied pour évaluer (auprès de 37000 lecteurs de 100 quotidiens) tous les facteurs intervenant dans l'adéquation des journaux à leurs lectorats. Ces études ne sont pas analysées en France.

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